CHAPITRE PREMIER
GRANDE-ISLE DES FRESLES
Jamais nous n’aurons cette chance d’entendre les
griots,
Jamais nous ne saurons ce que sont devenus nos frères
humains,
Jamais ne s’ouvriront les portes sur les autres
mondes,
Jamais notre peuple ne connaîtra la joie des
retrouvailles.
La mémoire fraternelle me gardera-t-elle en souveraine
maudite ?
Les Faits de la reine Elbaz,
théâtre cathartique de Grande-Isle des Fresles,
Frater 2, ou Petit Frère.
« Les griots vont paraître, Majesté. »
« Osfoët, la souveraine de Grande-Isle des Fresles, examina le portier céleste prostré sur un coussin au pied du trône.
« Quand ? »
Le portier céleste se redressa dans un froissement de brocart. Ses yeux fuyants se posèrent tour à tour sur la souveraine, sur le consort Ynold, sur les princesses regroupées d’un côté de l’estrade.
« Dans trois ou quatre jours, Majesté.
— Vous m’avez l’air bien sûr de vous !
— Les membres de la Congrégation ont seulement interprété le degré d’intensité des flots de la Chaldria, Majesté... »
L’oreille exercée de la souveraine discerna de légères fêlures dans la voix du portier. Il contrôlait ses émotions au prix d’un effort intense qui lui donnait un air d’écolier appliqué.
« Trois ou quatre jours ? Cela ne nous laisse que très peu de temps pour nous préparer à leur venue.
— Bien assez pour informer l’essaim de mouchards qui bourdonnent entre les murs de ce palais ! » grogna Ynold à voix basse.
La reine Osfoët se tourna vers son époux, assis sur le fauteuil de bois des consorts, placé en retrait du grand trône de pierre.
« À partir du moment où nous connaissons les mouchards, il est facile d’en faire des alliés, mon ami, chuchota-t-elle.
— Sommes-nous certains de les connaître tous ? » Le consort tira à plusieurs reprises sur la pointe de sa barbe. « Mes guetteurs m’ont signalé d’importants mouvements de troupes sur les côtes des isles voisines. La religion de l’Ankl a conquis pratiquement toutes les terres de Frater 2. L’étau se resserre autour du royaume des Fresles. Cette... visite tombe au plus mauvais moment.
— Nous ne pouvons pas choisir le jour où les griots...
— Je ne parlais pas des voyageurs célestes mais de ces satanés portiers et de leurs foutues manœuvres !
— Le protocole m’interdit de décliner l’invitation de la Congrégation. Mais nous ne donnerons aucun prétexte aux dragons de l’Ankl pour nous envahir. Nous ferons en sorte qu’ils ne soient pas informés.
— Ce n’est pas une question de prétexte, et vous le savez. Croyez-moi, dès que ces fanatiques s’estimeront assez forts, ils sauront se passer de prétexte. Nous devons encore renforcer les défenses de Grande-Isle. »
Osfoët caressa distraitement les perles nacrées du collier qui soulignait la finesse de son cou. La blondeur de sa chevelure et la blancheur de sa peau tranchaient sur le noir mat de sa robe. Âgée seulement de trente-quatre ans, elle paraissait fatiguée ces derniers temps, fatiguée de régner sur un royaume entouré de territoires devenus hostiles, fatiguée de porter les soucis de son peuple, fatiguée de représenter une tradition qui s’en allait en lambeaux.
La plupart des reines des autres isles de la planète Frater 2, également appelée Cadet ou Petit Frère, avaient été renversées par des soudards financés et armés par la religion de l’Ankl. Cela avait commencé avec l’apparition de prêcheurs fanatiques aux chasubles rouge sang qui se répandaient en anathèmes contre les griots. Leurs dogmes simplistes avaient supplanté les mythes de la Dispersion basés en grande partie sur les récits des visiteurs célestes. Et sapé le système de succession matrilinéaire mis en place par les premières générations de l’arche.
La dernière visite des griots remontait, selon les archives, à une dizaine de siècles. La confrérie des voyageurs semblait avoir rayé Frater 2 de ses cartes galactiques. Ou bien les portiers célestes se montraient dorénavant incapables de déterminer la date et le lieu précis de leurs apparitions. Les privilèges exorbitants de la Congrégation reposaient pourtant sur les aptitudes de ses membres à percevoir et interpréter les variations des flots de la Chaldria. Siècle après siècle, les portiers avaient érigé autour de la porte cosmique une construction gigantesque, alambiquée, flanquée de quatre tours dont les toits arrogants dominaient les autres bâtiments de la cité d’Ansbel, y compris le palais réginal.
Osfoët se retourna vers le portier.
« J’ai consulté les archives, entre autres les journaux personnels de la reine Elbaz, ma trisaïeule. A deux reprises votre Congrégation l’a informée de l’arrivée imminente des griots, à deux reprises elle a ordonné le pavoisement des cités des Fresles, à deux reprises elle s’est rendue en grande pompe dans la salle chaldriane, à deux reprises elle est repartie sans avoir rencontré les visiteurs. Votre Congrégation l’a humiliée deux fois au cours de son règne, monsieur. Quelle raison aurais-je aujourd’hui de vous accorder ma confiance ? »
Le portier se prosterna sur son coussin pour se ménager un temps de réflexion. Alignés sur deux rangs, les conseillers principaux n’occupaient qu’un espace restreint de l’immense salle des audiences. La sobriété de leurs tenues, dominées par les tons bruns, beige et noirs, s’associait parfaitement à l’austérité des lieux. Depuis qu’Ygelande, la grand-mère de l’actuelle reine, avait banni le luxe du palais, nul ne s’avisait de montrer le moindre signe ostentatoire de richesse, hormis peut-être les coquillages précieux sertis discrètement dans les cheveux des femmes ou encore les vranjes incrustés dans les baudriers des hommes.
Seuls les portiers continuaient de porter des vêtements chatoyants, somptueux, voire extravagants. Une forme de provocation lancée au pouvoir réginal ; et une façon d’afficher leur indépendance aux yeux de la population des Fresles. Les révoltes sanglantes qui avaient secoué le royaume avaient toujours épargné la Congrégation : le peuple pardonnait aux portiers leurs fastes parce qu’ils étaient les oreilles du ciel et que, symboles du pouvoir éternel, ils ne pouvaient être tenus pour responsables des fléaux temporels, famines, guerres, tempêtes, raz-de-marée... Forte de l’indulgence populaire et de l’appui des puissants clans de pêcheurs, la Congrégation n’hésitait pas à entrer en conflit ouvert avec les souveraines de Grande-Isle. Certains historiens considéraient la double humiliation faite à la reine Elbaz comme une manœuvre destinée à miner le prestige de la dynastie des Fresles. Et le choix de leur ambassadeur, un subalterne, un homme jeune, peu rompu aux subtilités de l’étiquette, relevait de ce travail de sape entrepris depuis plusieurs siècles.
Le portier se redressa, remit un peu d’ordre dans les drapés de ses vêtements et s’éclaircit la gorge :
« Ma... notre Congrégation est formelle, Majesté : les mesures de l’activité chaldrienne annoncent le passage imminent des griots.
— Pourquoi auraient-ils décidé de briser un silence de dix siècles ? demanda le consort.
— Nous ne partageons pas leurs secrets, monseigneur, nous sommes seulement leurs humbles serviteurs. »
Ynold se leva, traversa en quelques enjambées l’estrade tapissée de peaux de murcies, les prédateurs géants de l’océan Fraternel, s’accroupit près du bord et, les yeux plissés, dévisagea le portier. Le consort avait gardé une prestance et une souplesse de jeune homme. Seuls ses cheveux gris et les rides profondes de son front trahissaient son âge véritable, une soixantaine d’années, soit pratiquement le double de son épouse. Les mauvaises langues de la cour insinuaient qu’il entretenait une maîtresse, une « jeunesse », dans chaque cité du royaume.
« Humbles ? Ce n’est pas le qualificatif qui vient à l’esprit quand on évoque votre Congrégation ! »
Le portier lança un regard furtif par-dessus son épaule, comme s’il cherchait de l’aide parmi les conseillers alignés derrière lui.
« Il se peut que les portiers aient commis des... erreurs par le passé, monseigneur, mais jamais ils n’ont oublié leur devoir. »
Ynold se releva. Le craquement de ses os retentit avec une netteté dérangeante dans le silence tendu de la salle des audiences.
« Votre Congrégation a, en tout cas, souvent négligé ses devoirs. »
Le consort retourna s’asseoir sur son siège et se pencha pour glisser quelques mots à l’oreille de la reine.
Bien qu’elle eût appris à lire sur les lèvres, Löte, l’aînée des princesses, ne réussit pas à saisir les propos échangés entre ses parents. Elle était probablement la seule dans l’assistance à ne pas mettre en doute la parole du portier. Elle attendait le passage des griots depuis sa tendre enfance. Depuis ce jour où elle avait eu la vision de deux personnages surgissant de l’océan Fraternel, un homme âgé à la peau noire, un adolescent à la peau blanche. Ils s’étaient hissés sur un rocher et avaient chanté en s’accompagnant d’un curieux instrument appelé kharba, ou heptacorde selon les spécialistes des mythes célestes. Leurs voix avaient soulevé en elle une émotion indicible. Elle avait perdu ses limites, elle avait volé sur les flots cosmiques, elle s’était sentie reliée aux populations des autres isles, à tous les êtres vivants dispersés dans l’immensité universelle.
La vision de Löte n’avait duré qu’une poignée de secondes. Les voyageurs avaient disparu aussi soudainement qu’ils étaient apparus, happés par une invisible bouche. Elle s’était à nouveau retrouvée seule sur la rive du Fraternel. Elle se souvenait de la saveur de ses larmes, plus salées que les embruns de l’océan. La voix affolée de sa gouvernante, qui l’avait perdue de vue pendant quelques instants, l’avait tirée de son ravissement.
Elle n’avait parlé de sa vision à personne, surtout pas à ses parents, par peur d’être traitée de folle et confiée aux redoutables guérisseurs des âmes. Mais elle était restée hantée par le regard brûlant du jeune visiteur. Elle n’avait trouvé aucun attrait aux nombreux prétendants, plus ou moins beaux, plus ou moins brillants, qui avaient essayé de se ménager ses faveurs. Au grand désespoir de ses sœurs : la tradition leur interdisait de se marier avant leur aînée et, bien qu’encore adolescentes, elles craignaient que l’intransigeance de Löte ne les condamne à la malédiction de la solitude et de la stérilité. La dynastie des Fresles serait confrontée à d’insurmontables difficultés si aucune des princesses n’engendrait d’héritière. Les conquérants fanatisés par les dragons de l’Ankl exploiteraient le flottement engendré par les problèmes de succession pour lancer leurs armées sur Grande-Isle, le royaume le plus prestigieux et le plus convoité de Frater 2.
Löte n’avait pas encore atteint ses dix-neuf ans, mais on murmurait sur son passage qu’elle commençait à se flétrir, qu’elle devait maintenant se résigner à un mariage de convenance pour libérer ses sœurs et sauvegarder la dynastie des Fresles. L’usage voulait sur Grande-Isle que les filles convolent entre treize et quatorze ans ; certaines familles n’hésitaient pas à les marier, pour des raisons financières ou stratégiques, avant leur puberté.
« Nous ne prendrons pas le risque de manquer le passage des visiteurs célestes », déclara la reine Osfoët.
Un sourire de soulagement effleura les lèvres de l’émissaire de la Congrégation. La lumière naissante et bleutée de Soror s’engouffrait dans la salle des audiences par les fenêtres hautes entre les berceaux des voûtes et s’échouait en flaques grisâtres au pied des piliers.
« Cependant, nous interdisons formellement à la Congrégation d’annoncer publiquement la venue des griots.
— Mais, Majesté, l’usage veut que...
— Nous, et nous seule, jugerons de l’opportunité d’informer le peuple grandislien. Nous nous rendrons dans la salle chal-driane lorsque la Congrégation aura confirmé son invitation. »
Osfoët se leva, descendit les trois marches du trône des Fresles, s’avança de quelques pas, prit le temps de fixer chacun de ses conseillers.
« Vous qui êtes présents à cette audience, vous serez consignés dans l’enceinte du palais et tenus au secret jusqu’à nouvel ordre. Tout manquement, même mineur, à cette décision sera immédiatement puni de la peine de mort. Ce commandement vaut également pour vous, princesses. »
Elle tendit le bras et attendit que le consort Ynold glisse sa main sous la sienne pour se diriger vers la sortie de la salle des audiences.
« Je me demande si... Vous savez ce qu’on dit... Enfin, ce ne sont sûrement que des ragots... »
Elgéa, la dame de compagnie de Löte, avait cette manie détestable de ne jamais finir ses phrases. Avec elle, on ne pouvait tenir que des bribes de conversation. Malgré sa corpulence et une arthrose de plus en plus douloureuse, elle avait tenu à accompagner l’aînée des princesses dans sa promenade quotidienne sur le chemin de ronde du palais réginal. Deux adapodes l’aidaient à franchir les passages et les escaliers les plus raides. Si l’étroitesse du chemin les empêchait de la porter en permanence, ils réussissaient à la délester d’une partie de son poids sur les marches hautes et glissantes. Leur chair sombre glissait sur la pierre humide dans un bruissement sourd, presque imperceptible.
« Parce que les gens du peuple... Quel crédit donner à ce genre de superstition ?... Je ne sais pas quelle... Eh, attention ! »
L’un des adapodes avait perdu le contact avec une marche et était retombé un peu plus bas dans l’escalier. Il avait failli entraîner Elgéa dans sa chute, mais, doté de réflexes fulgurants, il s’était étiré avec la souplesse d’un élastique pour former une sorte de passerelle et rattraper au vol le pied de la dame de compagnie. Nul n’avait encore percé le mystère de ces animaux mi-mollusques, mi-reptiles, surnommés les « chausse-pieds ». On savait seulement qu’ils témoignaient d’une intelligence supérieure aux autres espèces animales, qu’ils vivaient à l’état sauvage dans le sable noir des rives de l’océan Fraternel, qu’ils se nourrissaient exclusivement de crustacés et qu’ils recherchaient avec insistance la compagnie des hommes. La cuisine traditionnelle grandislienne faisait la part belle à leurs œufs à la coquille entièrement noire. Leur peau, d’une solidité à toute épreuve, servait à la confection des chaussures, des ceintures, des gants, des baudriers et des coques de bateaux. Leur chair se révélait en revanche dure, sans saveur, et tant mieux dans le fond : s’ils avaient été prisés pour leurs vertus gastronomiques, les adapodes auraient disparu de la surface de Frater 2 depuis bien longtemps.
« Pour une fois, Elgéa, essaie d’aller au bout de ton raisonnement ! » soupira Löte.
Accoudée au parapet, la princesse contemplait le port d’Ans-bel. Les bateaux serrés les uns contre les autres se balançaient en cadence sous l’effet de la houle. Les pêcheurs se rassemblaient sur les quais, vêtus de leurs combinaisons de peau de murcie. Des bâtiments de guerre, plus massifs, se dressaient de chaque côté du chenal d’accès. En haut des mâts claquaient les drapeaux aux couleurs de la dynastie des Fresles, le vert tendre de la compassion, le rouge flamboyant de la colère, le noir funeste de la destruction. Des nuages menaçants roulaient dans le ciel et occultaient la lumière de Soror. Au loin, l’océan avait pris cette teinte livide annonciatrice de tempêtes.
« Ce sont ces maudits... Laissez-moi là, mes tout beaux... »
Arrivés en haut de l’escalier, les adapodes s’aplatirent pour permettre à la dame de compagnie de poser le pied sur les dalles, puis ils se recroquevillèrent contre le parapet et se figèrent dans une position qui les faisait ressembler à des rochers des rives du Fraternel.
« Ce que je voulais dire... » commença Elgéa.
Elle s’interrompit pour s’accouder aux côtés de la princesse et reprendre son souffle. Elle n’avait pourtant fourni qu’un effort minime pour gravir l’escalier. Ses cheveux tirés en chignon soulignaient la rondeur de sa face et n’offraient aucune prise aux bourrasques.
« Certains pensent que les griots ne viendront pas... A cause de cette histoire, vous savez...
— Non, je ne sais pas !
— Eh bien, certains disent que les griots ont été agressés la dernière fois qu’ils ont chanté sur Frater 2. C’est la raison pour laquelle ils ont cessé de nous rendre visite depuis plus de mille ans.
— Qui t’a parlé des griots ? Tu n’étais pas à l’audience ce matin. Ma mère nous a ordonné de garder le secret. »
Les yeux déjà globuleux de la dame de compagnie s’arrondirent de terreur. Elle risquait d’être jetée dans le bassin des murcies si un mouchard du palais venait à déchiffrer cette conversation sur les lèvres des deux femmes.
« Je pourrais te trahir, reprit Lote. Tu as donc une si grande confiance en moi ?
— Je vous aime plus que ma propre fille. »
Les deux femmes se regardèrent en silence pendant quelques instants. Les premières gouttes de pluie tombèrent des nuages éventrés, tirèrent des rideaux fuyants sur les innombrables toits du palais réginal, sur les façades et les ruelles de la ville basse.
Löte reporta son attention sur les ombres grises des pêcheurs répartis le long des passerelles d’embarquement et sur les ponts des bateaux.
« Je suis certaine, moi, que les griots viendront, articula-t-elle sans quitter les quais des yeux.
— Nous avons tous rêvé d’entendre leur chant... Il n’y a pas de plus grande bénédiction... Je comprends que... Il pleut... Nous devrions repartir dans vos appartements...
— Parle-moi de cette histoire. C’est le rôle des portiers célestes que d’accueillir les griots. Pourquoi les auraient-ils agressés ? »
Elgéa se mordit les lèvres. Elle regrettait visiblement d’avoir abordé ce sujet.
« Certains affirment que la Congrégation des portiers... (elle s’assura d’un coup d’œil furtif que personne ne les observait et poursuivit à voix basse en remuant à peine les lèvres) est dirigée par les fanatiques de l’Ankl.
— Impossible ! Les prêcheurs aux robes rouge sang n’ont jamais mis les pieds sur Grande-Isle !
— Les guetteurs du consort ne peuvent surveiller toutes les côtes à la fois. Il se peut que... Enfin, tout ça n’est probablement qu’un mauvais... »
D’une pression soutenue sur l’avant-bras, Löte contraignit Elgéa à rester concentrée sur ses pensées. La pluie tombait à verse et imbibait les cheveux et les robes des deux femmes. Les adapodes ne bougeaient pas, indifférents aux trombes.
« Les fanatiques de l’Ankl ont pu débarquer sur Grande-Isle à notre insu, dit la dame de compagnie dans un souffle.
— Dans quel but ?
— Évident : préparer le débarquement des armées des isles voisines. Rentrons, je vous en supplie...
— Tu penses qu’ils ont tendu un piège à ma mère ? »
Elgéa frémit de la tête aux pieds, et l’humidité n’était pas la seule responsable de ses tremblements.
« La population de Grande-Isle subira les pires atrocités. J’ai entendu dire que les fanatiques de l’Ankl...
— Réponds : ont-ils, oui ou non, tendu un piège à ma mère ?
— Certains le pensent...
— Certains ? »
Elgéa secoua la tête d’un air farouche et dégagea son bras.
« Je ne peux pas vous révéler leur identité... Ils me jetteraient aux murcies... O mon Dieu, ma petite... ma toute petite... Dans quelle... Dans quelle... Vous devriez songer à vous marier... Ramenez-moi dans mes appartements, mes tout beaux. »
Les adapodes sortirent aussitôt de leur immobilité, s’étirèrent et se placèrent de chaque côté de la dame de compagnie. On pouvait à nouveau distinguer la tête de la queue dans les masses de chair informe et grise qui rampaient sur les dalles. Ils attendirent patiemment que la grosse femme eût posé les pieds sur leur échine en partie écailleuse pour reprendre leur reptation en direction de l’escalier. Les savants de Grande-Isle n’avaient pas trouvé d’explication convaincante à la tendance naturelle et systématique des chausse-pieds à venir en aide aux humains souffrant de difficultés locomotrices.
C’était grâce aux adapodes du palais que Löte avait pu continuer ses promenades sur le chemin de ronde lorsqu’elle s’était brisé la jambe à l’âge de dix ans. Nul besoin d’élever la voix ou de gesticuler, ils s’étaient précipités sous ses pieds dès qu’elle avait manifesté le désir de bouger et l’avaient transportée sans jamais réveiller la douleur à sa jambe. Löte en avait conclu qu’ils lisaient dans les pensées, une évidence que les savants de Frater 2, agrippés au dogme de la supériorité humaine, s’obstinaient à nier.
La pluie battante collait ses cheveux à ses joues, à ses tempes, à son cou. Les premiers bateaux s’engageaient dans le chenal malgré les conditions déplorables. Combien d’hommes ne rentreraient pas au port ce soir ? Combien de veuves, combien d’orphelins les tempêtes feraient-elles aujourd’hui ? L’océan n’avait de fraternel que le nom, et Löte s’étonnait que les clans obligent les pêcheurs à sortir par tous les temps. La prospérité de Grande-Isle avait beau reposer sur l’exploitation des ressources marines, elle pouvait sans doute se permettre un ralentissement voire une trêve d’un ou deux jours.
Elle frissonna. Sa robe et ses sous-vêtements détrempés la maintenaient dans une humidité froide, pénétrante.
Il avait fallu des tonnes de persuasion ou de menaces pour contraindre la très prudente Elgéa à délivrer son message. Qui l’avait envoyée ? Une faction opposée à la Congrégation des portiers célestes ? Possible : l’arrogance des gardiens de la porte cosmique suscitait un ressentiment croissant chez les conseillers et les courtisans. Mais le piège pouvait être tendu par d’autres adversaires de la dynastie des Fresles, clans des pêcheurs, guildes des commerçants, grandes familles des plaines du Centre.
Löte s’efforça de remettre de l’ordre dans ses pensées. Elle n’était pas versée dans l’art des intrigues. Belwe la cadette, elle, nouait les alliances et distribuait les grâces avec une habileté de douairière.
La grisaille épaisse estompait les voiles claires des bateaux disséminés dans le chenal. Au sommet de la plus haute des cinq collines d’Ansbel se devinaient la masse sombre du siège de la Congrégation et ses quatre tours tendues vers le ciel comme des doigts menaçants. Löte n’avait jamais aimé les portiers célestes, ces personnages suffisants qui passaient la majeure partie de leur vie à entretenir leur mystère. Ils n’acceptaient aucune femme dans leurs rangs, prétextant que la confrérie des griots était elle-même strictement réservée aux hommes. Leurs dehors courtois, précieux, dissimulaient un féroce appétit de conquête et de possession. Les rapporteurs du consort affirmaient que la Congrégation détenait la moitié des terres de Grande-Isle, presque toujours par l’intermédiaire de prête-noms, et qu’elle contrôlait les principaux clans de pêcheurs. Elle n’avait pas démontré son utilité depuis dix siècles pourtant, sa légitimité ne reposait plus que sur son prestige passé et l’indéfectible soutien du peuple.
Löte restait persuadée que les griots avaient rendu plusieurs visites à Frater 2 au cours du dernier millénaire. Les incessants mouvements de l’écorce et les variations des flux cosmiques avaient peut-être modifié l’emplacement de la porte chaldriane. Dans ses carnets de voyage, Juhok Monchell, le légendaire explorateur de Frater 2, avait décrit de soudaines formations et disparitions d’isles à la surface de l’océan. La responsabilité de ces changements n’incombait pas selon lui aux caprices du Fraternel, mais aux affaissements et aux soulèvements incessants des couches profondes de la planète. En moins de cinq siècles, les côtes méridionales de Grande-Isle avaient reculé d’une distance équivalente à cent vingt pieds tandis que les marées basses découvraient de nouvelles bandes de terres au large.
La vision de Löte l’avait renforcée dans sa conviction : les griots se matérialisaient ailleurs que dans la salle chaldriane de la Congrégation. Dans un autre endroit de Grande-Isle ou sur une autre isle de Frater 2. Plus personne n’était en mesure d’interpréter les variations des flux cosmiques, ni même de les percevoir. Peut-être les voyageurs chantaient-ils pour la poignée d’habitants des immensités glaciaires du Sud ou les bannis des archipels maudits ?
Une réponse claire aux questions soulevées par l’intervention d’Elgéa émergea du tourbillon de pensées de la princesse : les portiers célestes s’apprêtaient à donner le coup de grâce à la dynastie des Fresles déjà minée par les révoltes populaires et les intrigues de cour. Ils avaient accumulé assez de richesses, de relations et de certitudes pour envisager le renversement d’un régime vieux de quinze siècles. Ils présumaient sans doute que les soldats de la garde réginale, les combattants les plus redoutés du royaume, se rendraient sans résistance quand on leur présenterait les têtes de la reine et du consort.
Les jambes de Löte, prise de panique, fléchirent, s’entrechoquèrent. On l’avait choisie, elle, pour dissuader la reine et le consort de se rendre au siège de la Congrégation, une invitation qu’aucune souveraine digne de ce nom n’aurait déclinée, au risque, comme la reine Elbaz, d’aller au-devant d’une cruelle déconvenue. Elle ne se voyait pas affronter le regard sévère de sa mère ni les sarcasmes de son père. Ils sauteraient sur ce prétexte pour lui rappeler qu’elle devait se marier avant la fin de l’année avec le premier prétendant venu, ils lui répéteraient que l’amour était un luxe inaccessible pour l’héritière du trône des Fresles, ils la renverraient sans tenir compte de ses avertissements qu’ils traiteraient de divagations, de délires. Les partenaires d’Elgéa, conseillers ou courtisans, auraient été plus avisés de jeter leur dévolu sur Belwe. A Belwe, au moins, le consort aurait prêté une oreille attentive.
Des nuages noirs et lourds déferlaient au-dessus du port d’Ansbel. La nuit était tombée en plein jour et avait envahi l’âme de Löte. La laine de sa robe gorgée d’eau lui frottait les épaules, le ventre et les hanches comme une armure blessante. Elle suivit pendant quelques instants la course d’une rigole entre les dalles du chemin de ronde.
Si elle réussissait à convaincre la reine et le consort, elle aurait prouvé qu’elle pouvait occuper sa place dans la dynastie des Fresles, qu’elle n’était pas seulement la rêveuse, l’écervelée dont se moquaient ses sœurs et les courtisans. Elle se dirigea d’une allure décidée vers l’escalier où avait disparu quelques instants plutôt sa dame de compagnie. A cet instant, une silhouette élancée surgit sur le chemin de ronde et lui barra le passage. Il lui fallut un peu de temps pour reconnaître l’homme qui s’avançait vers elle, un sourire aux lèvres : Velik, l’un des officiers de la garde réginale, enroulé dans sa large cape noire ornée de la murcie rouge. Ses tresses brunes pendaient de chaque côté de son casque conique. Elle devina à son allure résolue qu’il ne se dressait pas devant elle par hasard. Elle exécrait son ambition à peine voilée et la brutalité de ses manières. Elle n’était pas née pour servir de marchepied à des soudards qui ne songeaient qu’à se draper dans un pan du prestige de la reine des Fresles.
« Je ne pensais pas vous trouver sur le rempart, Votre Altesse. Vous allez attraper la mort sous cette pluie. »
Il s’était incliné comme l’exigeait le protocole, mais il ne l’avait pas quittée du regard. Un regard d’oiseau de proie. Son visage anguleux, en revanche, était plutôt celui d’un lagre blanc des plaines centrales de Grande-Isle. Par l’entrebâillement de sa cape, Löte vit qu’il gardait la main posée sur la poignée de sa dague. La peur monta en elle à la vitesse d’une marée d’équi-noxe.
« Je suis précisément trempée, répondit-elle en s’efforçant de conserver la fermeté de sa voix. Et, comme je ne tiens pas à mourir, je dois me mettre à l’abri. Laissez-moi passer.
— Certainement, Votre Altesse. Dès que vous aurez répondu à une question...
— Au diable vos questions ! J’ordonne, j’exige que vous vous écartiez.
— Un officier de la garde réginale ne prend ses ordres que de sa reine, princesse. Voici donc ma question : voulez-vous m’épouser ? »
Löte lança un bref coup d’œil sur les environs. La pluie escamotait le chemin de ronde et les toits du palais. Une centaine de pas la séparaient de l’escalier suivant. Même engoncé dans son armure de peau et d’écaillé d’adapode, Velik la rattraperait sans aucune difficulté si elle essayait de s’enfuir.
« Vous connaissez déjà ma réponse, monsieur. »
Le rictus de l’officier dévoila l’une de ses canines, longue, affûtée.
« Je vous offre la possibilité d’en changer, princesse. Et la possibilité de vous épargner.
— M’épargner ? De qui ? De quoi ? »
Hurler ne servirait à rien : les cris se perdraient dans le grondement des trombes qui maintenaient les occupants du palais à l’intérieur des bâtiments.
Löte posa la main sur le parapet. Si elle sautait, elle se recevrait, une trentaine de pas plus bas, sur le faîte du large mur d’appui qui servait à la fois de contrefort au rempart, de chemin intermédiaire et de deuxième ligne de défense. Elle n’avait aucune chance de se relever vivante d’une telle chute.
« De vous, Votre Altesse », lâcha Velik.
Il tira sa dague et s’avança vers elle. La peur noua la gorge et le ventre de Löte. Elle allait mourir sur ce rempart qu’elle avait tant de fois parcouru, sous cette pluie battante qu’elle avait si souvent affrontée. Mourir sans avoir eu le temps d’entendre les griots, le seul véritable but de son existence. Mourir à dix-neuf ans, sans avoir connu le frisson de l’amour.
Mourir trop tôt.
Elle se révolta, chercha des yeux un objet dur ; aucune pierre du parapet n’était descellée. L’entretien de la gigantesque enceinte entrait dans les priorités d’Ynold. Il avait engagé tout ce que Grande-Isle comptait de maçons et de tailleurs de pierre pour restaurer et renforcer certains ouvrages proches de l’effondrement.
« Tu m’aurais dit oui, petite idiote, je t’aurais épargnée, haleta Velik. Je te trouve cent fois plus... bandante que ta sœur Belwe, mais elle, au moins, ne m’a pas repoussé. »
Belwe...
Oui, bien sûr, cette exécution sommaire portait la signature de Belwe. L’ambition dévorante de la cadette l’avait poussée à organiser le meurtre de sa sœur aînée. Ce n’était pas la première fois dans la longue histoire de Grande-Isle qu’une puînée s’arrangeait pour éliminer l’héritière légitime. Les couloirs et les sous-sols du palais résonnaient encore des hurlements des princesses que les sbires avaient passées au fil de leur arme, étranglées ou enterrées vives.
Velik leva sa dague.
« C’est la seule façon pour moi de devenir consort, tu comprends ? »
Löte faillit lui crier qu’il ne serait jamais investi du titre dont il rêvait, sans doute, depuis son enrôlement dans la garde d’élite du palais : Belwe ne laisserait jamais en vie le témoin le plus dangereux de son forfait. La lame resta un long moment suspendue au-dessus de la tête de la princesse pétrifiée contre le parapet du chemin de ronde.
La pluie redoubla de violence, la rigole déborda de la tranchée d’écoulement. Löte discerna des regrets dans le regard sombre de Velik. Elle baignait désormais dans un grand calme, résignée, presque indifférente à son sort.
L’officier poussa un cri et abaissa sa dague vers la poitrine de Löte. Elle ferma les yeux. L’impression la traversa aussitôt de franchir la porte de l’autre monde. D’étranges bruits dominèrent le grondement de la pluie autour d’elle, frottements, sifflements, claquements. Elle se contracta dans l’attente du coup ; rien d’autre ne la frappa que les gouttes de pluie sur son crâne et ses épaules.
Elle rouvrit les yeux. Velik avait disparu de son champ de vision. Des mouvements confus attirèrent son attention au pied du parapet. L’officier de la garde réginale gigotait sur le sol, les yeux exorbités par la terreur et la douleur. Une forme sombre s’était enroulée autour de son cou et resserrée sur sa gorge. Des gémissements sourds s’échappaient de ses lèvres entrouvertes et s’achevaient en expirations sifflantes. Deux autres formes sombres lui maintenaient les pieds entravés ; une dernière, à demi faufilée sous sa cape, s’agitait sur son ventre dans un hideux bruit de succion.
Löte mit un moment à se rendre compte que ces ombres meurtrières étaient des adapodes. L’horreur supplanta rapidement sa première réaction de soulagement. À sa connaissance, les chausse-pieds ne s’étaient jamais attaqués aux hommes depuis que l’arche des origines s’était posée sur Frater 2. Les animaux des bords du Fraternel, si paisibles et utiles en temps ordinaire, pouvaient donc se métamorphoser en d’implacables machines à tuer. Ils étaient doués d’une conscience, au moins d’un pouvoir de discrimination, puisqu’ils avaient choisi son parti au détriment de Velik. Elle n’esquissa aucun geste pour empêcher la fin horrible de l’officier. Lorsque les adapodes l’abandonnèrent, il ne restait de lui qu’un cadavre au ventre béant et au visage exsangue.
Löte ramassa machinalement la dague plongée dans l’eau jaunâtre de la rigole de canalisation. Elle se demanda si elle devait parler de la fin de Velik à son père ou au conseiller responsable de la sécurité du palais. Désigner les coupables reviendrait à les condamner à l’extermination. Les Grandisliens oublieraient instantanément les services rendus pendant plusieurs millénaires pour ne retenir que le caractère imprévisible et sanguinaire des adapodes.
Les quatre chausse-pieds se dirigèrent vers elle. Elle entrevit l’éclat de leurs yeux sous les replis de leur peau molle et grise. Les gouttes de pluie se pulvérisaient sur les écailles de leurs échines. Leurs queues étranglées abandonnaient des sillages blanchâtres et rectilignes sur les dalles humides. Ils se placèrent de chaque côté de ses pieds comme pour la convier à une promenade. Elle n’était pourtant pas blessée, ni ne manifestait l’intention de se déplacer.
Elle embrassa les environs du regard, les façades et les quais estompés du port, les toits biscornus des vieux quartiers d’Ans-bel, les cours intérieures du palais réginal. Les trombes avaient chassé les passants, les badauds, les vendeurs ambulants, les grappes d’anciens papotant sur le seuil de leurs maisons. Si elle n’avait pas entrevu les lumières falotes des gargotes et les taches claires des voiles le long du chenal, elle aurait pu se croire seule au monde. Son regard tomba à nouveau sur le corps inerte de Velik. Les courtisans et les conseillers penseraient qu’il avait été victime de la murcie blanche, la bête monstrueuse qui, selon les mythes de la Fraternité, hantait les fondations du palais réginal.
Les adapodes se frottaient avec une insistance inhabituelle, impérieuse, à ses chevilles. Incapable de prendre une décision, elle finit par se rendre à leur invitation. Elle eut à peine levé un pied que deux d’entre eux se glissèrent sous la semelle de sa chaussure. Elle jugula une petite montée de panique lorsqu’elle se retrouva juchée à quelques pouces du sol sur ces socles instables, mouvants. Elle savait pourtant qu’elle ne tomberait pas, qu’ils rattraperaient ses déséquilibres dans les passages les plus pentus. Elle dut également combattre une réaction de répulsion lorsque ses pieds s’enfoncèrent dans leur chair molle et que sa peau se colla contre la leur au-dessus de ses bottines.
Ils s’élancèrent vers l’escalier à une telle vitesse qu’elle s’affola, lâcha la dague et tenta vainement de se raccrocher au bord du parapet. Après avoir contourné le cadavre de Velik, ils dévalèrent les marches tournantes sans ralentir l’allure. Elle crut qu’ils allaient s’écraser sur les pierres couvertes de mousse et noyées de pluie. Elle n’avait jamais recouru à leurs services depuis la guérison de sa fracture, et elle retrouvait l’appréhension qui l’avait saisie la première fois qu’ils l’avaient transportée de sa chambre à l’appartement d’Elgéa. Confier ses pieds à des chaussures autonomes engendrait des sensations déconcertantes, angoissantes.
Ils arrivèrent sans encombre au pied de l’escalier et s’engagèrent sur le mur intermédiaire. Le premier garde, enfoui sous sa cape détrempée, se raidit dans un salut protocolaire tout en leur lançant un regard intrigué. Les sentinelles apercevaient souvent la princesse Lote sur le haut chemin de ronde, mais jamais ils ne la voyaient recourir aux services des chausse-pieds pour monter ou descendre les escaliers.
« Tout va bien, Votre Altesse ? »
Les adapodes filèrent sur le sol rugueux de la ceinture moyenne sans laisser à la princesse le temps de répondre. Elle était bien trop obnubilée par son propre équilibre pour prêter une oreille attentive aux propos des gardes. Ils passèrent devant trois autres sentinelles avant de s’aventurer sur des marches étroites et tournantes que Löte n’avait jamais empruntées. Elles débouchaient, une centaine de pas plus bas, dans une cour basse du pied du rempart, l’un de ces espaces sombres et jamais visités surnommés les « petites galantes » ou, plus crûment, les « lunes basses », allusion aux amants qui s’y donnaient rendez-vous en se croyant à l’abri des regards indiscrets.
Bien qu’elle submergeât entièrement la courette, l’eau n’empêcha pas les adapodes de foncer vers une ouverture en forme d’ogive. Löte avait déjà remarqué cette bouche sombre béant entre les énormes pierres du pied du rempart : elle donnait selon la légende dans l’antre souterrain de la murcie blanche.
Lorsque les chausse-pieds s’y engouffrèrent, toutes ses terreurs d’enfant remontèrent à l’esprit de la princesse. Elle s’agrippa à une saillie et s’arc-bouta sur ses jambes. Ses doigts ripèrent sur la pierre lisse.
« Ramenez-moi dans mes appartements ! »
Les adapodes ne lui obéirent pas. Un froid mordant transperça sa robe détrempée et la transit jusqu’aux os. Elle aurait beau tempêter, hurler, personne ne viendrait la chercher dans les fondations du palais réginal.